Mauvaise passe diplomatique pour l’Ukraine: en l’espace d’un mois, elle s’est fâchée avec la Russie sur les livraisons de gaz et a fortement irrité les Occidentaux à cause d’un net recul des libertés politiques. La gravité de la situation a fait surface lors du sommet Yalta European Strategy (YES), qui a réuni le week-end dernier les dirigeants ukrainiens et plusieurs personnalités européennes. Dédié à l’intégration de l’Ukraine dans l’Europe, ce sommet annuel a été complètement boudé par les Russes, pourtant fortement représentés au niveau gouvernemental lors de l’édition précédente.
Principal sujet de fâcherie lors du sommet: l’incarcération début août de Ioulia Timochenko, figure de proue de l’opposition, bête noire d’une grande partie des oligarques et candidate malheureuse contre Viktor Ianoukovitch au second tour de la présidentielle de 2010. Ioulia Timochenko est accusée par la justice ukrainienne d’abus de pouvoir dans les négociations qu’elle a menées en 2009 avec Vladimir Poutine sur le prix du gaz russe alors qu’elle était première ministre. L’emprisonnement de l’opposante a suscité une levée de boucliers en Europe et aux Etats-Unis.
«Si l’ex-première ministre est incarcérée sur la base d’un article du code criminel datant de l’Union soviétique, les relations entre l’Ukraine et l’Union européenne ont peu de chances de se maintenir au niveau actuel», a tonné le commissaire européen aux Questions de voisinage, Stefan Füle. Précisant la menace, il a indiqué que, même si l’accord d’association est passé avec Kiev, il n’y a aucune garantie qu’il soit ratifié par les pays de l’Union. Il aurait déclaré lors d’un entretien en tête à tête avec le président ukrainien, Viktor Ianoukovitch, que, si Ioulia Timochenko écope d’une peine de 7 ans de prison, l’Ukraine atteindra tout autant un rapprochement avec l’UE. Les autres personnalités présentes lors du forum (l’ex-premier ministre britannique Tony Blair, l’ex-président polonais Alexander Kwasniewski et le ministre suédois des Affaires étrangères, Carl Bildt) ont toutes exprimé la même position.
L’Europe est d’autant plus à l’aise pour tomber à bras raccourcis sur Viktor Ianoukovitch qu’elle sait que ce dernier n’ira pas par dépit trouver refuge chez le «grand frère» russe. Ulcéré par le «prix d’ennemi» pour le gaz que Moscou fait payer à Kiev (c’est-à-dire le même tarif que celui payé par l’Allemagne), le président ukrainien a menacé de porter plainte contre Gazprom devant un tribunal d’arbitrage international.
De son côté, le Kremlin trouve intolérable que Viktor Ianoukovitch utilise le fait que 80% du gaz russe exporté vers l’Europe passe par l’Ukraine pour exiger des rabais, payer sa note de gaz en retard et menace de perturber ces mêmes livraisons vers l’Europe. A la proposition russe de fusionner Gazprom et son équivalent ukrainien, Naftogaz, Viktor Ianoukovitch a opposé un nyet catégorique et définitif le mois dernier. Or le temps joue contre Kiev, car Moscou vient d’ouvrir Nord Stream, un gazoduc vers l’Allemagne contournant l’Ukraine par la Baltique, et vient de boucler ce week-end le tour de table pour un second gazoduc la contournant par la mer Noire.
L’isolement n’a pas fait flancher Viktor Ianoukovitch, qui affirmait lors du sommet de manière peu convaincante que «la justice ukrainienne est indépendante du pouvoir exécutif», tandis que le premier ministre, Nikolaï Azarov, jugeait «immorales» les pressions politiques exercées «de l’étranger» visant à lier l’intégration dans l’Europe à l’affaire Timochenko. Pour le politologue Oleksi Haran, «Ianoukovitch a gagné les élections sur des promesses intenables. C’est pourquoi il tente de mettre tout sur le dos de Timochenko. Mais c’est une erreur monumentale. Il n’a pas compris qu’il allait se mettre à dos l’Europe, dont il a impérativement besoin. Car, si l’Ukraine réintègre la zone d’influence de Moscou, elle n’aura aucune chance de concurrencer les oligarques et les monopoles russes.» Le politologue estime que le président ukrainien va faire machine arrière et effectuera une pirouette politico-judiciaire pour libérer l’opposante abhorrée.
Un optimisme qui est loin d’être partagé par tous. «Depuis un an qu’elle est au pouvoir, l’équipe Ianoukovitch a menti à la population, trompé les investisseurs et pillé son propre pays. Ils sont bien trop obnubilés par le partage entre eux des richesses pour se préoccuper de ce qu’on dit d’eux au-delà des frontières», jette un diplomate européen en marge du sommet.
Emmanuel Grynszpan
Le Temps